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La transition économique en Tunisie démocratique, selon Mohamed Haddar

  • Un certain satisfécit se dessine progressivement concernant le parcours de la transition politique en Tunisie. Toutefois, la transition économique n’est pas encore, semble-t-il, à l’ordre du jour malgré le fait que le chômage, la pauvreté, la marginalisation et l’exclusion ont été un facteur nodal de la chute du régime dictatorial.
    Un tel constat a fait que l’association des économistes tunisiens (ASECTU) a programmé de réunir un colloque international, les 2 et 3 mai prochain, sur la transition économique comportant des réflexions à partir des expériences en Amérique latine (Argentine et Chili), Europe du Sud (Espagne, Grèce et Portugal), Europe centrale et de l’est (Hongrie, Roumanie, Bulgarie, Géorgie et Pologne).
    L’objectif de ce séminaire est non seulement de confronter les points de vue sur les expériences dans le monde, mais aussi de contribuer à définir des pistes pour une transition qui intègre les dimensions politiques, économiques et sociales permettant à la Tunisie de passer d’un régime dictatorial et une économie de corruption à une démocratie couplée à une économie de création et d’innovation afin de refonder ses relations avec le reste du monde.


    En préparation à ce colloque, Mohamed Haddar, président de l’ASECTU, a élaboré une lecture des impératifs de la transition économique et des taches assignées au gouvernement de transition en cette phase pour justifier le besoin de ce changement de cap.
    M. Haddar pense que, malgré le satisfécit des organisations internationales, l’économie tunisienne a besoin d’une transition pour quatre raisons : « la croissance est relativement faible par rapport à d’autres pays similaires, l’économie demeure fragile, le chômage, particulièrement des jeunes diplômés est inquiétant et les déséquilibres régionaux sont préoccupants ».
    Le président de l’ASECTU affirme que « La Tunisie aurait pu réaliser des taux de croissance plus élevés, créer davantage d’emplois et permettre une meilleure répartition sociale de la richesse ». Il explique cette situation par le fait que : « c’est une économie caractérisée par la corruption qui ne peut fonctionner à sa pleine capacité. Plus de corruption, c’est moins d'investissement et par conséquent, c'est moins de croissance et moins d'emplois ».

    M. Haddar pense aussi que « les trois secteurs piliers de l’économie (le textile, le tourisme et les industries mécaniques et électriques) sont à faible valeur ajoutée et très exposés à la concurrence internationale ». « Les exportations tunisiennes sont confrontées à une très forte concurrence, notamment des pays asiatiques où le coût salarial de la main d’œuvre est largement inférieur à celui de la Tunisie. En plus du fait que le système financier tunisien est dominé par un secteur bancaire caractérisé par une faible concurrence, une absence d’innovation et une incertitude sur le recouvrement des créances », ajoute-t-il.
    Le plus grand défi demeure, pour le président de l’ASECTU, le chômage, particulièrement celui des jeunes diplômés. « En 2010, le nombre de chômeurs en Tunisie est de l’ordre d’un demi-million de personnes dont 157.000 ont un niveau supérieur et 139.000 sont diplômés. Aucune catégorie n’est épargnée. Les diplômés des filières courtes supposées posséder une plus forte employabilité sont en fait les plus exposés au chômage. Ils représentent 42% de l’ensemble des diplômés. Les maîtrisards des filières scientifiques constituent 20% de l’ensemble, alors que les maîtrisards des filières du tertiaire (économie, gestion et droit) et ceux des sciences humaines représentent respectivement 16% et 15%. La proportion des médecins, pharmaciens et ingénieurs s’élève à 7% », explique-t-il.

    Par ailleurs, ajoute-t-il, les déséquilibres régionaux sont préoccupants. « Alors que le taux de pauvreté au niveau national est de 3,8%, ce sont les régions du Centre Ouest et du Sud Ouest de la Tunisie qui présentent la proportion de pauvreté la plus élevée avec un taux, respectivement, de 12,8% et de 5,5%. En matière d’emploi, les régions les plus touchées par le chômage sont celle du Sud et du Centre et Nord Ouest, avec des taux de 28 ; 24 et 21% pour les gouvernorats de Gafsa, de Tataouine et de Kasserine. Les différences, d’une région à l’autre, concernent également le chômage des diplômés. Alors que la moyenne nationale du taux de chômage des diplômés universitaires est estimée à 23,3%, ce taux est préoccupant pour les régions de Béja (31.3%), Gabès (39.4%), Gafsa (47.4%), Jendouba (40.1%), Kairouan (37.9%), Kasserine (38.9%), Médenine (32.6%), Tataouine (39.1%), Tozeur (42.8%) et Sidi Bouzid (41%) », Souligne-t-il.

    Face à ces défis, l’objectif à terme pour M. Haddar, c’est de passer d’une économie de corruption et de sous-traitance banalisée à une économie développée, de création et d’innovation. Deux séries d’actions sont à envisager : des actions urgentes et des réformes structurelles à moyen terme. Toutefois, la priorité est, selon lui, de restaurer l’économie, rétablir la confiance, redonner l’espoir et répondre aux attentes sociales. Voilà la recette qu’il propose :
    « Comme les perspectives de la croissance sont plutôt nulles, voire négatives, en 2011 selon les agences de notation Fitch et Moody's, cette perspective de croissance défavorable n’est pas sans effet négatif sur l’emploi. Avec un taux de croissance de 1%, l’économie créera au mieux 20.000 emplois contre une moyenne de 70.000 sur les cinq dernières années. Le chômage connaitrait une aggravation importante accompagnée d’une régression dans la répartition des revenus.
    Le recul de l’activité économique prévisible en 2011, de nature à contracter les recettes fiscales, combiné au dérapage éventuel des dépenses publiques en raison l’extension des revendications sociales creusera le déficit budgétaire au cours de l’année 2011. Les estimations indiquent que ce déficit passera de moins de 3% du PIB en 2010 à plus de 6% en 2011 et 2012.
    Sur la base de ces estimations relatives à la production et au déficit budgétaire, Fitch a dégradé la note souveraine de la Tunisie. Cette décision accroit le coût de la dette publique et réduit la capacité de lever des fonds sur les marchés internationaux. Il est donc nécessaire de faire face aux urgences en ciblant les familles pauvres en difficultés situées dans les zones défavorisées et qui sont confrontées aux problèmes de chômage, et de la marginalisation.

    A titre d’exemple et en se référant à la loi de finances 2011, qui de toute évidence doit être révisée, le gouvernement peut lancer très rapidement un grand chantier pour construire 56.000 logements pour 340 milles personnes qui ne disposent pas de logement décent dans ces régions déshéritées. Pour cela, il suffit d’utiliser les montants des dépenses de gestion et de développement imprévus par la loi des finances 2011. En ajoutant les dépenses prévues des deux chambres et de la présidence, il est possible de construire 62.000 logements pour 372.000 personnes. La "dignité" commence par avoir un logement avec de l’eau courante et de l’électricité et un revenu contre du travail. Pour un coût qui peut être estimé entre 994 et 1110 millions de dinars, le projet génère des revenus à différents métiers. Sa mise en œuvre est rapide. Ne dit-on pas que quand le bâtiment va tout va. La question qui se pose et qui n’est pas facile à résoudre est comment cibler ces groupes sociaux ?
    Comme l’incertitude est inhérente à toute transition démocratique, il est impératif de la rendre acceptable en créant une confiance réciproque entre la classe politique et les citoyens. Pour cela le gouvernement doit donner un discours clair crédible et transparent et des décisions concrètes et visibles. La vérité doit commander de dire ce qu’il peut faire et ce qu’il ne peut pas faire sans céder à la facilité de mesures qui créent des faux espoirs.

    Par exemple, il est clair que le gouvernement n’a pas les moyens de résoudre la problématique du chômage. Ce sont les entreprises et le secteur public qui créent de l’emploi. Or, actuellement, certaines entreprises ont fermé et les investisseurs n’investissent pas. Une décision de créer des emplois publics et/ou d’accroître les salaires sous la pression de l’urgence équivaut à creuser le déficit public et déséquilibrer davantage le marché de travail. En écartant l’hypothèse de la planche à billets, génératrice d’inflation, son financement par l’endettement implique des conséquences sur les décisions du prochain gouvernement et sur l’avenir des générations futures. Une solution viable, dans ce contexte, est de demander à nos créanciers publics, non pas d’annuler la dette publique, mais de consacrer le service de cette dette au financement des projets régionaux. Le gouvernement a les arguments pour défendre cette proposition et cela permettra de redonner l’espoir à la population de ces régions par une transformation radicale des conditions économiques et sociales du pays.
    La période transitoire demande une discipline et le sacrifice de tous les citoyens. Ces valeurs sont des facteurs déterminants de la création de la richesse et d’une meilleure répartition dans un contexte de concurrence exacerbée. Elles le sont davantage dans un contexte de Révolution qui porte beaucoup d’espoirs et d’enthousiasme avec un processus de transition qui s’annonce semé d’embûches et dont la direction n’est pas définie a priori.

    Le peuple tunisien est un grand peuple, digne, responsable et prêt aux sacrifices. Il l’a montré lors de la Révolution. Il l’a montré par son élan de solidarité aux frontières tuniso - libyennes. N’oublions jamais que des Tunisiens ont sacrifié leur vie pour qu’on vive ces moments historiques. Il peut le montrer encore à la condition que le gouvernement "transitoire" soit transparent dans la gestion des affaires et que son discours soit cohérent et crédible et que ses engagements contre la corruption soient palpables par les citoyens.
    Le modèle de croissance suivi jusqu’à maintenant a montré son incapacité à répondre aux aspirations d’une population jeune et de mieux en mieux formée à la recherche d’opportunités d’emplois pour exprimer ses talents et sa créativité. Malgré une croissance économique relativement élevée et en dépit des multiples actions publiques en matière d’emploi, les pressions sur le marché du travail deviennent plus fortes.
    Dans tous les cas de figure, les acteurs actuels n’ont pas et ne pourront pas créer tous les emplois nécessaires. En raison de la faiblesse de l’investissement privé national, de l’ordre de 13 à 14 pourcent du PIB. Dans le même sens, les flux d’investissements directs étrangers, bien que significatifs, sont aujourd’hui insuffisants pour engendrer un transfert de technologie massif et contribuer de façon sensible à l’accumulation du savoir et donner lieu à des activités à haute valeur ajoutée. Sur la base de ce qui précède, il en découle un certain nombre de propositions.

    La Tunisie doit mettre en place un programme économique et social à la hauteur des ambitions du peuple tunisien. L’objectif est de passer d’une économie de sous-traitance à une économie de création et d’innovation. Si la stabilité politique est totalement assurée et si la transition vers la démocratie réussit, notre pays disposerait d’un excellent climat des affaires et du capital humain rendant possible l’adoption d’un nouveau schéma de croissance, l’élaboration d’un nouveau partenariat avec le capital étranger ».
    Concernant l’alternative, M. Haddar pense que « l’économie tunisienne ne manque pas de ressources mais elle les exploite mal en se contentant d'exploiter ses ressources existantes principalement le faible coût de la main-d'œuvre, le soleil et la mer… et en dépréciant sa monnaie. Elle n’a pas réussi à développer des activités incorporant plus de valeur ajoutée qui lui permettraient de mieux se hisser sur un palier de croissance plus élevé et mieux partagé. Très fragile, le modèle suivi s’est rapidement retourné. Le pays doit construire des ressources spécifiques incorporant un savoir-faire et un contenu technologique élevé.

    L’un des axes majeurs pour modifier la dynamique tunisienne dans les années à venir réside dans la promotion d’une "économie fondée sur la connaissance (EFC)". Sur ce plan, il y a un consensus général. Cependant, il faut dépasser le discours et réussir à rendre effective l’émergence d’une telle économie. A ce niveau, la Tunisie a été jusqu’à ce jour hésitante à se lancer résolument sur un modèle de croissance fondé sur le progrès technologique, l’apprentissage continu et l’innovation où le capital humain joue un rôle décisif ; où l’innovation est permanente et où le diplômé du supérieur devient l’atout principal du processus.
    Cette EFC requiert, entre autres, une population bien éduquée et créative, un climat de l’innovation propice à l’expression et la diffusion de la nouveauté et plus généralement un cadre économique et institutionnel favorable à l’esprit d’entreprise et à la modernisation. Cela implique une révision de notre système éducatif, un nouveau système de rémunérations, une véritable modernisation de l’administration et une conception d’un système national d’innovations. Avec la Révolution et si la transition réussit, ces conditions pourraient être remplies. Ce modèle implique une impulsion de l’investissement national privé et un nouveau partenariat avec le capital étranger.

    La Tunisie ne peut se permettre d’accroître l’emploi au détriment de la productivité comme c’était le cas des années 70 et 80, car l’amélioration de cette dernière est une condition préalable pour relever le défi d’une concurrence mondiale plus intense. Le manque de dynamisme du secteur privé national est un élément structurel qui explique la faiblesse dans la création d’emplois. La concentration des PME, principales créatrices d’emplois, dans des secteurs à faible valeur ajoutée tels que le textile ou le bâtiment pèse sur la demande de main d’œuvre qualifiée. La stratégie générale de ces PME, pour minimiser les coûts, est d’embaucher un plus grand nombre d’ouvriers à faible qualification et d’utiliser un stock de capital à faible niveau technologique. Une relance de l’investissement privé, national et étranger, est nécessaire. La prospérité future du pays repose, en grande partie, dans la capacité de ses futurs gouvernements à mettre en place un environnement propice au développement d’un secteur privé capable de relancer les défis.

    L’expérience internationale indique que les pays qui ont réussi ont fait un appel massif à des IDE porteurs d’un transfert technologique. Définir un nouveau partenariat avec ce capital étranger devient une urgence ».

    Synthèse de Mounir Ben Mahmoud

source : businessnews

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